Ambros • Encore un coup des poissons rouges !

Description

Son tableau ne ressemblait à rien.
Aujourd'hui encore, Ambros avait tenté de cueillir quelques pinceaux dans le jardin - il y poussait un magnifique arbre à brosses - et de cuisiner une toile blanche. Aujourd'hui encore, il avait "emprunté" les pots de peinture du Maître et installé son chevalet face à l'une des grandes fenêtres au rez-de-chaussée du manoir. Les doigts hésitants, il avait tracé les premiers traits avec un mince coulis de fraise, et tout effacé avec une manche. La précision, c'était pas son truc, et il ne voyait pas trop comment pouvait faire Maximilian pour peindre autre chose que des patates. Quoi que.. Maximilian et lui, c'était deux personnes si différentes, donc ce devait être normal. Lui, il n'avait pas les yeux dorés, il ne savait pas parler à la foule, il ne peignait pas à la perfection. Il était juste stupide et incapable de faire autre chose que de brailler ou de se jeter sur les ennemis qu'il s'était désigné sans chercher à comprendre. Un simple d'esprit toujours à côté de la plaque, maladroit, et dont le seul talent était d'attirer à lui -ou aux autres- les ennuis.
Dans ce monde incapable de donner de raison, Ambros avait dû en trouver une, et il s'était raccroché à celui qu'il avait érigé en dieu. Le dieu truite, un homme bon et juste qui  créé cet endroit pour faire des choses bonnes et justes, mais qui est ennuyé par les méchants et cruels poissons rouges, qui font des choses méchantes et cruelles. Un tableau en noir et blanc, dénué de gris, dépourvu de couleurs. Tellement simple à comprendre. Traquons Williams, accusons-le de tous les maux, fonçons dans le tas et n'écoutons pas ces voix qui tentent de nous attirer vers cette réalité que nous ne pouvons affronter.

Son tableau ne ressemblait à rien.
Quand bien même Ambros avait recommencé des dizaines de fois, quand bien même Maximilian avait déploré à plusieurs reprises la dégradation de son matériel, il avait désespérément vu le papier s'effriter à mesure qu'il essayait. Il y avait eu ce jour, où le grand tapis jaune s'était pour une fois déroulé sur une gigantesque foule, où les instruments de musique avait résonné sur la Grand-Place. Ce jour où il avait perdu une première fois à travers le tunnel, tandis que le dieu truite était emporté par la peur, et puis par ce monde qu'il avait créé de ses mains. Encore une fois, il avait suffi d'accuser quelqu'un, de courir après un ennemi imaginaire, avancer sans jamais s'arrêter, défonçant toutes les portes qui ne voulaient pas s'ouvrir.
Mais cette fois, il les défonçait seul. Plus vite il avançait, moins il s'arrêtait pour voir ce qui se trouvait autour de lui ; les gens n'avaient jamais été que de simples cailloux sur le chemin, tout comme il ne représentait qu'un idiot particulièrement bruyant à leurs yeux. S'il ne pouvait les classer ni chez les blancs, ni chez les noirs (ce qu'il avait tendance à faire relativement souvent), alors ils n'existaient pas, et il n'en avait cure. Alors il continuait à courir, à poursuivre ce qui lui semblait être une lumière éblouissante dans le lointain.
Une lumière qu'il n'avait pas su reconnaître lorsqu'elle s'était elle aussi transformée en caillou. Après une longue quête, le hasard l'avait conduit devant le laboratoire (ou plutôt la base secrète de ses ennemis jurés, les poissons rouges), une nouvelle fois transformé en champ de bataille grâce à son incroyable finesse et à son incomparable sens du tact. Sa liste d'ennemis s'était agrandie, et il avait retrouvé un dieu truite meurtri, mutilé par ce monde qu'il avait pourtant construit, incapable de retenir la Montgolfière qui s'élevait toujours plus haut dans les cieux.. Un dieu qui avait fui son seul disciple, disciple qui ne mit pas moins d'une seconde avant de le poursuivre sans réfléchir, comme il l'avait toujours fait.

Son tableau ne ressemblait à rien.
Ses doigts frémirent, tandis qu'il se préparait à jeter ce nouvel essai raté. Recommencer, encore et encore, se voiler la face, vraiment ? Ouais, il était bien parti pour faire ça. Attribuer la nouvelle Tempête qui cette fois ravageait le monde entier à quelque fourberie de Williams et de ses alliés, ou accuser l'algue verte d'avoir utilisé le grimoire magique appartenant au dieu truite, et comme ça il pourrait regarder les cadavres dans les yeux, sans craindre d'être englouti.
Il ouvrit sa fenêtre, et jeta sa toile par dessus bord.
Et pourtant, après avoir été privé d'une oreille et avoir vu son visage à moitié brûlé, il s'était lui aussi mis à courir pour sa vie, tandis que les eaux du Lac l'emportaient, au milieu de ce vent qui les poussaient, lui et tant d'autres, jusqu'au bout du monde. Et maintenant qu'il s'était réfugié dans la Base, y côtoyant malgré lui tous ces gens qu'il ne comprenait pas, et qui ne le comprenaient pas, son objectif n'avait pas changé pour autant.
Retrouver cet homme qui peint si bien, même s'il s'est changé en sirène, pour serrer dans ses bras le seul ami qu'il ait dans cet endroit dont les teintes paraissent désormais si floues.


Il rangea le chevalet et les pinceaux dans une armoire. Après avoir refermé les battants de la fenêtre, il jeta un oeil aux murs du manoir. Les nombreux tableaux qui y pendaient ne présentaient pas une once de noir..
Et pas une once de blanc.
Juste des couleurs chatoyantes, comme il en existe des milliers dans l'Esquisse.