Le salaire de la peur

__–Quelque part, l’échec précédent d’Effie avait eu un effet positif : persuadés, alors que le camion repartait et semblait bien parti pour finir par tomber du pont, que rester dessus leur coûterait la vie, les assaillants s’enfuirent vers la rive. Cela dit, à peine Effie démarra, que l’inverse exact de ce à quoi elle s’attendait se produit. Une autre planche céda sous le poids de son véhicule, qui se retrouva avec trois roues sur huit dans le vide et une dans un creux, une position assez inconfortable.
__–Dès lors, les assaillants… reprirent le chemin du camion, vu qu’il ne pouvait pas aller plus loin.

Bien. Je suis coincée dans un camion que je ne pourrais pas dégager seule, ma sœur est trop loin de moi, et pleinement occupée, quatre bonhommes aux trousses bien décidés à me voler ma cargaison, et je suis à peu près sûre que c'est pas pour creuser une cave, et j'ai juste le drone de ma sœur, que je vais me faire tuer si je le casse. Pas par ma sœur. Par le patron de ma sœur... Ce truc est probablement bien trop cher pour moi. Bref.

Bon, je crois que le pont est pas d'accord pour que je parte.

Inquiète ? Pas tellement. Ce n'est pas mon genre. Je vérifie les roues. Bon, clairement, les quatre roues qui restent n'auront pas, seule, la puissance nécessaire pour me faire bouger. Pire je risquerai de casser d'autres planches. Donc il ne me reste "plus qu'à" défendre ma position. Discrètement je bidouille un petit bricolage à l'aide du minuteur de mon portable (heureusement que je suis en kit main libre avec mon casque), que je place en équilibre sur le volant, après avoir actionné certains leviers. Puis je me glisse précautionneusement sur le siège passager, le plus proche du vide. S'ils veulent venir m'attaquer dans la cabine ils passeront par le côté conducteur, mais moi je peux fuir par les airs. J'ouvre sans bruit la porte passager et me laisse tomber dans le vide pour me rattraper, avec mes rollairs et me cacher sous le pont. Bien. De là je peux tenter un dernier coup pour faire fuir les gonzes.

Mon minuteur vibre, et vu sa position précaire, tombe. La ficelle avec laquelle je l'ai attaché entraine le levier des phares, lesquels s'allument plein pot avant arrière et celui du klaxon, qui sonne brusquement. De quoi les faire sursauter, et ce serait bien qu'y en aie un qui tombe...

__–Effie se laissa tomber et se rattrapa juste quelques centimètres au-dessus de l’eau. Elle avait été assez discrète et agile pour ne pas être repérée, ce que témoigna l’absence de fusillade dans sa direction. Le klaxon et les phares se lancèrent, ce qui fit pousser des petits cris à la bande, elle sortit son arme et tira, sans toucher quoi que ce soit. Il y eut quelques tirs de riposte, qu’Effie esquiva en partie car elle fut tirée sur le côté par une main glacée qui saisit la sienne : Crevette.
__–« Ah, tu tombes, bien, j’arrivais pas à remonter, putain de courant de merde… »
__–Elle monta sur les pieds de sa sœur, ses serres évitant de s’enfoncer trop profondément dans ses chaussures.
__–« … Par contre, laisse-moi gérer cette partie. »
__–Un bras sur la nuque d’Effie, l’autre libre prit son pistolet et vida ses balles dans les assaillants, qui tombèrent à l’eau. Les puissantes détonations de son revolver à gros calibre avait de quoi assourdir la petite livreuse…
__–« Allez, tu nous remontes ? Ça va ? »

Une inspiration se bloque dans ma poitrine. Bon sang j'ai failli hurler de peur ! Et je peux toujours lancer un regard noir de chaton psychopathe à m'a frangine, elle s'en tartine son pain comme du nutren'la. Je referme mes mains sur sa taille pour la stabiliser, grogne quand mes tympans sensibles (enfin autant que n'importe qui à qui on ferait éclater des gros pétards dans les oreilles) sont agressés par les détonations. Hein ? Keskedi ? Ah.

Ca va, ils se sont même pas approchés de moi. Bon, j'nous remonte hein.

Oui, j'ai pas entendu que c'était précisément ce que me demandait ma soeur. Je l'aide à passer sur mon dos pour libérer mes jambes, et remonte en cercles ascendants, rapides et irréguliers au cas où il resterait des assaillants. Oui parce que ne lui en déplaise, mes rollairs ne sont pas prévus pour porter deux adultes, et Crevette a beau être petite, elle fait son poids. Impossible de remonter aussi vite que je ne l'aurai fait seule. Une fois de retour sur le pont je lui rends la commande de son drone, et vais vérifier prudemment les portes du camion. Et les roues, tant qu'à y être parce qu'il va falloir se sortir de là.

__–Une fois de retour sur le pont, Crevette inspecta les roues avec une expression fatiguée… pour autant qu’elle pouvait avoir des expressions.
__–« Ça va être chaud de le déplacer et ce vieux tas de planches pourrie peut céder à tout instant. En s’y mettant à deux, on peut virer tout son chargement et le mettre de l’autre côté, en sécurité, ça l’allégera. »
__–Problème, le chargement était hautement explosif, certes.
__–« Je vois pas d’autres solutions. Il faudra faire gaffe. Au moins, les conteneurs sont imperméables. »

Je considère le camion, l'autre bout du pont, puis regarde ma sœur.
Faut juste espérer qu'il y aie pas d'autres empaffés parce que la cargaison sera plus fragile. Je pense qu'il vaut mieux que tu les désarnache et que moi je les transporte, je ferai moins d’a-coups que toi.
Et ma soeur a toujours été plus précise et minutieuse que moi dans nos combines. En parlant, j'ouvre l'arrière du camion. Ca va pas être de la tarte.

__–Crevette regarda sa sœur avec un air… circonspect.
__–« On a même pas de vieux, pourquoi tu te sens obligée de parler comme eux ? D’autres sacs à foutre d’enculés de leur mère, ouais. Bref. En vrai ouais, mais je vais compléter ton idée. »
__–Tout d’abord, Crevette relança son drone en l’air. Il la préviendrait de tout mouvement suspect – donc, de tout mouvement tout court. Ensuite, elle monta à l’arrière du camion et défit les protections antichocs d’une caisse, pour la porter avec ses petits bras frêles comme s’il s’agissait de carton et de plumes.
__–« Voilà ce que je te propose, pour pas te crever et éviter les accidents. Tu restes en suspension et on la porte à deux. T’auras pas tout le poids et comme ça bah, vu que tu flottes, il y aura pas de risques de chocs. »
__–En somme, Effie allait servir de brouette antigrav.

Mais je parle comme je veux ! Et si tu m'embête je met du sel dans ton soda préféré !
Non mais oh ! Bon OK, elle me connaît assez pour savoir que c'est une menace en l'air. Pas que je ne l'aie jamais fait (d'après mon journal le surveillant en a été dégoûté du jus d'orange à l'air), mais je ne fais pas de sales coups à ma sœur. Je hoche la tête à son plan et prend la première caisse en même temps que ma sœur, tout en continuant mes menaces en l'air.
Ou alors je redecore ton appart, après tout j'ai tes clefs. Des petits Anges joufflus au dessus de ton lit ?
Oui j'ai ouvert la boîte à bêtises. C'est que bon OK, mon sens du danger est défaillant, mais la quand même je m'apprête à déplacer des explosifs ! Alors j'ai bien le droit de destresser comme je peux !

__–« Gna gna gna. Concentration, Effie. On est toujours pas au calme. »
__–Le transport s’effectua sans trop d’encombres. Effie faillit bien se vautrer vers la fin, quand elle loupa une caisse, mais sa sœur et elle réussirent à les rattraper. Toujours était-il que le camion put être déchargé… mais hélas pour celui-ci, avoir été ainsi vidé l’avait allégé, certes, mais aussi modifié son équilibre. Peu de temps après avoir déposé la dernière caisse au sol, Effie et Crevette entendirent un effroyable craquement, puis de nombreux autres et assistèrent, impuissantes, à l’effondrement du pont, puis à la submersion du camion, emporté par les flots comme s’il n’était qu’un fétu de paille.
__–On aurait pu en tirer quelques leçon d’humilité, sur la faiblesse des constructions humaines face à la puissance brute de l’Esquisse et de la nature, mais nos deux protagonistes avaient, disons, d’autres priorités.
__–« Eeeeeet galère. Euah… On est à quoi, vingt minutes de Löckelle ? Pas le choix. Tu vas devoir y aller et demander à ce qu’on nous envoie un autre. Me regarde pas comme ça, c’est toi la plus rapide et il faut quelqu’un qui reste pour surveiller la cargaison. »
__–Au moins, ses boîtes étaient étanches.

__–À Löckelle, après un long trajet en rollairs sous une pluie toujours plus battante et dans l’obscurité la plus noire, Effie pourrait trouver des agents d’ArkDyna. Ceux-ci avaient effectivement un camion, qui leur permettrait de finir le trajet. Crevette et Effie ayant sévèrement réduit une des principales bandes qui menaçaient la région, le reste du trajet serait bien plus paisible.
__–Pendant qu’Effie profitait d’un bon bain chaud dans le fort de Löckelle, co-géré entre la Cosha et une autre entreprise de sécurité privée, une escorte partit donc chercher Crevette et l’anis. Puis, ce serait le voyage vers les Piémonts. Un voyage bien moins animé que le précédent. Ils allèrent de fort en fort, des installations bien défendues, fermement contrôlées par diverses entreprises.
__–Connaîtraient-elles jamais la raison de ce transport de quantités absurdes d’explosifs ? Rien n’était moins sûr, mais cette raison pouvait aisément s’expliquer. Entre Wang-Lear et ValMater, la région des Monts Vêtus ne manquait pas de grands groupes avides de ressources et requérant du matériel d’exploitation minière.

__–Elles découvrirent, en fin de course, la ville des Piémonts. Cela dit, elle ne méritait vraiment de ville que le nom : pas qu’elle fût peu peuplée, mais il n’y avait aucune autorité clairement établie, ici. Certes, l’imposant Fort Sarraut, comptoir du Groupe Volta d’où la foudre était exportée en Ville, jetait son ombre sur la grande rue et représentait la puissance armée urbaine, mais c’était bien de Wang-Lear que dépendaient les habitants.
__–C’était une ville sale. Polluée. La terre, autrefois recouverte de tissus fins, était une boue polluée, infectée des couleurs malades rejetées par les usines de traitement des textiles. On allait de rue en rue en passant par des planches jetées sur le sol, pour gagner des bâtiments faits de bois, de tôle et de pierre sèche, des misérables cahutes peuplées d’une population misérable et à l’air vachard.
__–Quelque chose de mauvais se tramait, dans cette ville.
__–Le plus tôt elles partiraient, le mieux ce serait…

Une douche rapide et sécher mes vêtements après la saucée prise, c'est agréable. Et ça m'empêche de tourner en rond en attendant ma sœur. Lorsqu'elle arrive, je lui laisse le temps de faire la même, la taquinant sur le fait qu'elle risque de rouiller, avant que nous ne reprenions le voyage. J'espère que l'assurance couvrira les frais pour le camion. Et que ce ne sera pas à MON assurance de payer. Par contre, les piemonts on va éviter d'y rester. La ville est bien plus misérable que celle où nous avons grandi, et je crains qu'il y en aie un qu'aie une idée à la con. Genre penser que parce qu'on est pas du coin on puisse faire une proie facile. Ce serait con que ma sœur rase la moitié de la ville... Au moins, avec ma mémoire défaillante, je ne garderait pas longtemps de souvenir de cette triste ville. D'un autre côté, ça veut dire aussi que quand j'entendrais parler, entre deux courses et par un pilote plus engagé que moi, de la ville et des efforts qui pourraient être fait pour en chasser les grosses entreprises qui la phagocytent (bon et qui l'ont créée, aussi), je ne me souviendrai pas d'à quel point il a raison et d'à quel point les habitants ont l'air dans la mouise. M'enfin bon, soyons francs, j'ai aussi mes soucis, en l’occurrence, est-ce que je vais être emmerdée par rapport à ce camion, ou est-ce que ça va me mettre dans le rouge...