Atelier

Curie était en train de noter des choses sur un papier avec un dessin de minutite, quand Effie l’aborda. Cette fois, elle ne s’interrompit même pas dans ce qu’elle faisait, et répondit simplement :

« La même chose que pour le reste : vous n’y touchez pas. »

Curie était toujours sur le même morceau de papier, mais la quantité de choses écrites dessus avait drastiquement augmenté pendant la brève fouille de Langouste. Elle se retourna cette fois à l’arrivée de cette dernière, et hocha la tête à sa première question ; à la seconde, elle l’invita à patienter un instant, pour achever d’écrire une ligne sur sa feuille. Mais aussitôt terminée, elle la raya immédiatement. Elle tenta de la réécrire, mais la raya de nouveau, avec une irritation évidente. Elle finit par lâcher son crayon, et se retourna vers son interlocutrice pour attraper l’objet dans ses mains.

« Celui-là, c’est un modèle à sangles. Vous mettez la canette dans le petit récipient, comme avec celui que je vous ai montré, expliquait-elle en illustrant à nouveau avec la sienne, puis vous l’entourez avec ces deux sangles-là et vous serrez comme ça. Serrez pas trop fort, les canettes sont fragiles, et il suffit de les froisser un peu pour avoir des échos parasites. C’est pour ça qu’on est passés au modèle avec étau. »
L’assemblage effectué, elle laissa pendre la ceinture avec la canette dedans pour montrer que ça tenait bien.
« Ensuite, vous passez juste la bandoulière à la personne, et vous la réglez à sa taille. »
Elle expliqua cette dernière partie non plus en l’illustrant, mais en défaisant le tout pour récupérer sa canette. Sitôt son exposé terminé, elle la reposa sur son établi, et tandis qu’elle attendait une éventuelle nouvelle question de Langouste, sa main pianotait déjà sur son crayon.

Curie sembla hésiter un instant sur ce qu’elle devait répondre à Langouste ; à sa question, elle marqua d’abord un instant de silence, regardant les piles de canettes, puis tour à tour les divers amas de composants qui parsemaient la salle. Après sa brève inspection, sans ramener les yeux vers son interlocutrice, elle finit par lâcher :

« Vous pouvez y aller, oui, merci. »

Là-dessus, elle retourna vers sa feuille, ou plutôt ses feuilles, puisque deux autres étaient apparues entre-temps sur la première. Mais alors qu’elle venait de récupérer son stylo, elle s’arrêta un instant et se retourna à nouveau vers Langouste :

« D’ailleurs, j’ai deux canettes de terminées, avec votre canal de communication dédié. Elle pointa de son stylo deux canettes qui se trouvaient effectivement sur le bord de son établi, dont celle sur laquelle elle s’était mise à travailler après avoir donné ses instructions de tantôt. J’en garde au moins une pour tester les autres, mais vous pouvez déjà emporter l’autre, si vous voulez que je vous prévienne dès que j’ai terminé la suivante. »

Elle ne dit rien de plus, mais ses yeux ne se retenaient pas d’ajouter : « Et vous en prenez soin ».

Curie regarda avec un instant de perplexité la canette qu’Effie venait de lui poser sous les yeux. Elle lâcha ce qui s’était le plus apparenté à un sourire depuis le début de toute cette scène, et répondit nonchalamment à la question de son interlocutrice :

« Oui, toutes les canettes d’un même canal de communication sont systématiquement reliées. Si vous parlez dans l’une, on entendra automatiquement votre voix dans toutes les autres. Pour être sûres d’attirer l’attention de votre interlocuteur, vous pouvez commencer par parler très fort dans la canette, ou émettre un signal en tapotant délicatement le fond. »
Elle illustra ses propos avec celle qu’elle avait gardée sur le bureau ; elle l’attrapa et la tapota par-dessous pour montrer qu’on entendait bien un son puissant qui sortait de la canette dans les mains d’Effie - tandis que l'autre, celle qu'elle avait rendue à Curie à l'instant, demeurait silencieuse.
« On ne peut pas vraiment les désactiver manuellement, à part pour les modèles les plus perfectionnés. Si vous avez besoin de rester discrets ou de pouvoir vous concentrer proprement, vous pouvez toujours utiliser un bouchon pour étouffer le son. »
Là encore, elle fit une démonstration en récupérant un bouchon dans sa boîte à merveilles et en le fixant sur la même canette. Puis elle se retourna vers Effie sans l’enlever, laissant entendre qu’il allait probablement y rester.
« Quand j’aurai plus de temps, termina-t-elle, je pourrai toujours vous implémenter un système d’allumage. Mais pour le moment, j’en suis pas encore là. »

Curie lâcha un soupir sec, et leva les yeux au ciel pour y chercher on ne savait trop qui. Reprenant sa respiration, elle répondit d’un ton ferme :
« Bon, écoutez : Hertz m’a demandé de vous faire un canal spécial, et je vous l’ai fait. Il ne m’a jamais parlé de le connecter au nôtre. Si vous voulez connecter les deux, le plus simple, c’est de prendre une canette de chaque canal, et de les orienter l’une vers l’autre. Ça fera un écho désagréable pour tout le monde, mais c’est le mieux que je puisse vous proposer sans devoir refaire toutes les canettes. »
Et son regard sévère ajoutait que ce n’était clairement pas une option.
« Pour le moment, si vous y tenez vraiment, je peux faire les transmissions d’un canal à l’autre, vu que j’aurai une canette de chaque. Mais si vous le pouvez, je serais plutôt pour que vous négociiez avec Hertz pour vous choisir un intermédiaire moins occupé. »

Lorsqu’elle constata que Langouste avait accroché Effie, Curie se retourna vers son établi sans dire un mot de plus. Elle rangea deux-trois choses sur le côté de la table, reprit son stylo et ses feuilles, et se remit à ses lignes de calculs obscures. Mais aussitôt qu’elle commença à en écrire une nouvelle, la voix d’Averroès se fit entendre depuis la canette juste à côté d’elle :

« Dites, vous avez entendu le sol trembler ? »
Curie lâcha un nouveau soupir, tenta de terminer sa ligne en vitesse pendant que ses collègues se répondaient négativement sur le canal, la ratura, posa sèchement le stylo, attrapa sa canette et répondit à son tour :
« Ouais.
– C’était fort ?
– Pas vraiment. Ça a fait tinter mes outils. »
Elle reposa les yeux sur son brouillon, cette fois sans tenter de le continuer ; sans doute se préparait-elle à ce qu’on lui pose d’autres questions. Mais comme il n’en venait pas d’autres, elle reprit :
« Au fait, j’ai récupéré la canette de Wilkins.
– Mais j’ai déjà la mienne ! », répondit la voix du concerné. Curie arqua un sourcil et tourna la tête vers Effie et Langouste, l’air de demander « Vous avez entendu la même chose que moi ? ». Dans la canette, la conversation se poursuivait entre Averroès et Wilkins, le second demandant au premier de le rejoindre dehors. Dans un premier temps, Curie la reposa sur le bord de l’établi, décrétant manifestement que ça ne la concernait plus. Mais derrière, quand le canal fut libéré, elle marqua une hésitation, et la reprit finalement pour demander :
« Hertz, tu es occupé ?
– Qu’y a-t-il ?
– Il y a deux dessinatrices qui voudraient te parler, au sujet des canaux de communication. Elles sont en route vers la déchetterie, tu peux passer les voir à un moment ?
– J’arrive. »

Là-dessus, elle posa définitivement l’objet bruyant à l’écart, reprit son stylo et se remit enfin à ses activités.

Si la canette sur laquelle Curie était en train de travailler avait été connectée, on aurait sans doute pu entendre son soupir dans tout le Laboratoire. Elle posa le contenu de ses mains sur l’établi, délicatement comme à son habitude, puis se retourna pour identifier qui était en train de lui parler. Après une brève inspection du regard, elle reprit contenance et répondit :

« Si vous êtes pressés, vous en avez une de prête sur la table. Elle désigna l’objet d’un mouvement de tête en disant cela, bien qu’il n’y eût pas vraiment moyen de se tromper tant il était en évidence. Et si vous êtes vraiment pressés, continua-t-elle sans grande conviction, j’en ai une autre que je suis en train de terminer. J’ai encore des retouches à faire pour améliorer la transmission, mais elle est déjà à peu près utilisable, si vous tenez tout de suite à en avoir une troisième. »
Son expression laissait entendre que c’était une option qu’elle n’approuvait qu’à moitié, mais elle n’ajouta pas de précisions sur le sujet. Elle se contenta de remuer la tête en concluant :
« D’ailleurs, il faudra que vous me disiez combien vous en voulez, à terme. »

De son côté, Curie pianotait des doigts sur l’établi en voyant Kaoren laissé en plan par sa compagnonne. Puis décidant manifestement que ce n’était pas son affaire, elle se remit simplement à son travail. Sans doute partait-elle du principe que le garçon s’en irait de lui-même à la suite des instructions de Crevette, ou simplement qu’il était assez silencieux pour n’avoir pas besoin de le chasser.

Mais son moment de tranquillité fut assez bref ; à peine avait-elle récupéré ses outils que la voix de Hertz se fit entendre dans sa canette :
« Curie ? »
Elle réprima un soupir et attrapa l’objet.
« Hm ?
– Est-ce que tu es au courant de ce que Effie et Langouste voulaient me dire ? »
Elle réfléchit un bref instant.
« Elles voulaient négocier une communication entre leur canal et le nôtre.
– C'est-à-dire ?
– Que vous devez vous mettre d'accord sur ce que vous voulez. », conclut-elle fermement en reposant la canette sur son établi. Cette fois, le soupir ne fut pas réprimé. Elle tourna très brièvement les yeux en direction de Kaoren, comme pour lui demander du regard la confirmation d’on-ne-savait-trop quoi, puis tenta de se remettre à son bricolage. Elle attrapa ses outils, fit tomber accidentellement une pince métallique par terre, la ramassa sur un juron étouffé, et reprit enfin le cours de son travail avec toute la contenance qu’elle parvenait à rassembler.