Épreuve n°3 - Nostalgie [A3, C2]

Poussière. Poussière et toiles d’araignée. Deux bons tiers de ce foutu grenier ne contenaient que ça. Dans le tiers restant on trouvait en vrac des vieux souvenirs, des vieux vêtements, des vieux jeux de société, ou somme toute plus ou moins n’importe quoi qui avait cours il y a une trentaine d’années et qui ne fut pas jeté lors des nettoyages successifs du grenier.

J’essaye de ne poser le pied que sur ce qui est généralement prévu à cet usage, autant préserver les quelques livres qui traînaient là. Je déteste cet endroit. Avec un peu de ménage ce serait plus accueillant, mais un coup de serpillière n’installera pas de lampe électrique et ne rehaussera pas cette foutue sous-pente contre laquelle je me suis fait quelques belles bosses. Bosse des maths certainement, bosse de la physique-chimie si elle existe, dommage que ça ait loupé la bosse de la raison.
Toujours pas raisonnable ; hein mon vieux ? T’aurais pu mieux gérer tu sais. C’était pas malin la crise de colère au bureau. Tout lâcher à cinquante ans, non mais tu t’es vu ? Tiens, un miroir. Merci Destin, pile au bon moment.

Non, vraiment, c’est pas beau à voir mon pépère. Cinquante-trois ans, cinq enfants, viré, pas divorcé mais ça va pas tarder… Allez, tape-toi ton trip ego-nostalgique, cinq minutes pas une de plus, et tu fonces reprendre ta vie en main. Autant sauver ce qui peut être sauvé avant que le bateau ne prenne trop l’eau. Sinon… un capitaine coule toujours avec son navire, n’est-ce pas ? Allez, lis ces carnets pourris par les années, ceux-là, juste sous ton nez.

Pouah, ça pue ce truc. C’était ça l’odeur du papier y’a trente ans ? Misère, c’est pas gagné. Allez, on fait ça vite, on a pas de masque à gaz en stock. C’est quoi dans ces calepins ? 1m25… peau bleue… kobold… archer… une fiche de personnage ? Whouah, ça fait longtemps. Ça doit être ta toute première.

Je parcours des yeux les lignes écrites que j'ai laissé sur ce vieux cahier froissé. Mais on y voit pas très clair faut l'avouer. Je me lève et BIM ! Ça n'a pas raté. Il a fallu que je me prenne cette poutre. Je me frotte la tête. Ça fait un mal de chien, mais je vais bien. Allez, je prends tous les cahiers, et je vais m'installer un peu plus loin, prêt de la petite fenêtre ronde pour y trouver un peu plus de clarté.

Je m'assois sur une vieille valise toute cabossée et je reprends le cahier. Voyons voir, c'était quoi son histoire déjà à celui-là ? « Son nom Kaor : né dans une forêt de pins bleus, il appartenait à la tribu des Koblues. » Ah ouaih, j'ai été le chercher loin ce nom, je ne devais pas être super inspiré ce jour-là. Mais finalement, j'aime bien. Je regarde la description de son caractère : « Sale caractère, avare, mais qui aime bien rigoler. Il est parfois un peu stupide et cupide. C’est un archer qui à la dégaine facile et vise comme un pied… »

C'est étrange, les souvenirs me reviennent. J'ai l'impression que c'était hier. Je tourne la page dans un vieux bruit de papier. Sans blague, j'avais même fait un dessin. Je n’étais pas mauvais quand même pour dessiner. Regarde-le avec sa tête de lézard, sa jupe écossaise et son armure japonaise. Ça me fait marrer.

Eh ben mon vieux ça ne te rajeunis pas tout ça. Je continue de tourner le papier et je découvre tout ce que j’y ai laissé.

Des pages qui se tournent, un château dessiné, quelques gobelins, des orcs, des trolls, un drakéïde complètement cliché et insipide, un elfe paladin au moins aussi intéressant qu’un caillou, rien de nouveau sous le soleil. Arf, j’avais oublié à quel point j’étais con quand j’étais jeune. C’était le bon temps tout de même. J’avais pas ce genre de problèmes. Les marmots, ma femme, le boulot…

Et juste un cahier noirci d’une encre vieille de plus de trente ans peut me faire revenir jusque là. C’est dingue. Faut croire que c’est vraiment des bons souvenirs, même si la rétrospective fait un peu mal. Dieu que j’écrivais mal à cette époque ! Je devrais passer à un autre carnet histoire de préserver mes rétines et ma matière grise, si possible un calepin un peu plus vieux. Un truc que j’ai écrit vers mes quinze ans, voilà !

« Galadriel, nain druide. » Toujours autant d’imagination pour les noms à ce que je vois.

« Thérébentine, drakéïde mutine (paladin) » Ça vole très bas décidément.

Le pire c’est que je m’en souviens. Tous ces personnages, je les adorais.. Ça fait bizarre de les revoir maintenant.

J'avais quand même une sacrée imagination quand on y pense. Je me revois à l'école écrire leur fiche et blaguer avec les copains au lieu d'écouter le prof. Combien de fois je me suis fait taper sur les doigts. Bah, j'aurais bien profité de ma jeunesse. Quoi que je me dis, que j'aurais peut-être mieux fait de trouver d’autres activités. Ouais, mais c'était chouette d'écrire, de faire vivre toutes ses aventures à mes personnages. Et puis qu’est-ce que j’en ai fait des lignes d’écriture. Ah ça, en rédaction, j’avais toujours la moyenne. On se demandait où j’allais trouver des idées pareilles.

Je regarde de nouveau le nom de Thérébentine. Je ne sais pas pourquoi je reste bloqué dessus. Et puis soudain je me rappelle et j’éclate de rire. J’avais créé ce personnage après avoir vu un de mes potes foutre le feu à la poubelle du voisin. Quel con ! En plus, qu’est-ce qu’on avait pris ce jour-là. Franchement, on n’avait pas été malin. N’empêche, c’était devenu un de mes personnages phare après. Je m’en suis pris des barres de rire avec lui. Je me demande ce qu’ils sont devenus tous ceux qui ont RP avec moi. Ils font quoi de leur vie maintenant ?

Mon vieux pc ne doit pas être loin… Sûrement dans ce coin. Oui, voilà. Une vieille bête qui rame bien. Pas grave, il rame mais il navigue encore. Huhu, je suis pas peu fier de cette… blague interne… dans le vide… sans personne pour l’écouter… Bref. Le pépère se met en marche et c’est au doux son du ventilateur qui galère que le fond d’écran s’affiche. Chrome, url, www.serenesquissime-rp.com, et une page d'accueil et ses couleurs criardes sous flash me saute au visage. Arf, j’oubliais. La joie des forums d’il y a trente ans, avec leurs admins si responsables et matures ainsi que leurs graphismes irréprochables, leurs communautés soudées et respectueuses, leurs personnages cohérents et sympathiques et leur indécrottable maîtrise de la langue française. J'invoque décidément beaucoup dieu aujourd'hui mais nom de lui que j'ai envie de faire acte de violence à l'encontre de cet écran malencontreusement placé sur la trajectoire de mes phalanges.

En fait, je réalise quelque chose... J'aurais pas cru que le site existait encore après 30 ans. Je dois avoir une chance de cocu moi, ce n'est pas possible. Marrant que je dise ça, parce que cocus, je le suis. Et ça me fait marrer, quel idiot je suis. Ça doit être un signe du destin. Bon, voyons voir. C'était quoi mon mot de passe ? Et mon identifiant ?
Mes doigts tapotent un coin de mon clavier comme si cela allait faire sortir les réponses à mes questions de cet ordi. Qu'est-ce qu'il souffle d'ailleurs.

Je réfléchis un moment, mais faut pas se leurrer, ça fait combien de temps que je n'ai pas refoutu les pieds sur ce Forum de RP ? Les chances que je croise ceux de l'époque sont plus que minime. Je ne peux pas être chanceux à ce point. La réalité me rattrape, et je me dis que c'est peine perdue d'avance. Alors pourquoi se casser les doigts et la tête à essayer de retrouver un mot de passe ?

Dépité, je regarde par la fenêtre un instant. Malgré mon pessimisme, j'ai quand même envie de savoir. Je reprends mes calepins et je les parcours de nouveau des yeux sans trop savoir pourquoi d'ailleurs. La nostalgie sans doute. Des fiches, des fiches, des dessins, encore des fiches et des dessins... Puis une page. Mes pupilles s'écarquillent. Je n'en crois pas mes yeux mon mot de passe et tous mes identifiants sont notés là sur un des calepins. C'est ce qui s'appelle à avoir le cul bordé de nouilles. Qu'est-ce que je fais ? J'hésite un instant, mais je vais finir par croire que le destin veut que j'aille sur ce site. Étrangement, j'éprouve une drôle d'appréhension à m'y rendre. Je ne sais pas trop ce que je vais y trouver, probablement des petits jeunes aussi con que je l'ai été autrefois.

Bon aller, je ne peux pas avoir trouvé tout ça et pas tenter ma chance. Je rentre mon mot de passe, mon identifiant et…

C’est… c’est comme si une licorne avait chié sur mon écran. Misère que c’est laid. Je pourrais presque en devenir aveugle, ce qui, quand j’y pense, serait peut-être une amélioration si ça veut dire que je n’aurais plus à voir cette hideuse page d'accueil spéciale inscrits. Eww.

Je me saisis de mon paquet de pop-corn imaginaire et c’est parti. Je ne sais pas pourquoi mais je sens que ça va être collector !
Je scrolle un moment - c’est qu’il était sacrément actif ce bougre de forum - avant de tomber sur un de mes rps. Fautes d'orthographe, syntaxe désastreuse, grammaire pour le moins approximative et conjugaison sous le signe du facepalm, une vraie perle celui-là. C’en est presque de l’art, je retiens une petite larme de nostalgie teinté de honte éternelle et d’amers regrets. Dieu comment ai-je pu écrire un tel texte, si tant est que l’on puisse nommer cet immonde ramassis de serpillière “un texte”.

Y a pas à dire, je n'étais pas fort pour la grammaire et l'orthographe. En même temps, je ne relisais jamais. Erreur de jeunesse. Mais après, si on regarde l'histoire en elle-même, c'était pas mal. J'avais de bonne idée et de l'humour. Je me surprends à me marrer tout seul sur ce que j'ai écrit. " Quand le cerveau d'un nain vole plus haut que celui de deux Drakéïdes". C'est le RP où j'avais fait se croiser deux de mes personnages, Thérébentine et Galadriel, avec celui d'un autre joueur : Pestouffle.

Ouais, il n'était pas plus doué que moi pour trouver des noms celui-là. "Pestouffle...". Je parle même pas de son français à lui. Il débutait l'élémentaire ? La vache, j'ai les yeux qui me piquent. Qu'est-ce qu'il a écrit là ? Je fronce les sourcils en essayant de déchiffrer ses mots. Je vais finir avec un mal de crâne si je continue, mais c'est tellement ... pfff... Je ne trouve même pas de mot pour décrire ce que je lis. Je trouve ça triste et en même temps génial de re tomber sur de trucs pareils.

En fait, je relis ça, mais je me dis que c'est pas mal. Si j'enlève le combo des fautes Française, ça ferait une bonne histoire à développer. Pourquoi pas le mettre en BD d'ailleurs ? Oh, tiens ça me donne une idée. Je pourrais peut-être contacter Gérard et voir ce qu'il en pense. Il bosse en tant que graphiste et cherche toujours des idées de scénario.

Allez, je note ça dans un coin de mon cerveau et je retourne me faire du mal aux rétines. Ah tiens, un autre de mes personnages, Skippy. Un elfe healer si je me souviens bien, avec toujours la même inspiration légendaire pour les noms. Le genre de personnages qui transpire le bisounours puant de gentillesse et d’optimisme borné. La jeunesse est définitivement la pire période de la vie…

Des personnages plats et unilatéraux, c’est vraiment ça que je faisais dans mon adolescence ? Misère, misère de misère ! Avançons un peu dans le temps, ce sera meilleur pour mon ego j’espère. Je survole quelques pages internet sans les lire et reprend le fil quelques années plus tard, au beau milieu d’une fôret avec un Skippy maintenant mutilé et aveugle mais qui, par le fantastique miracle du ta gueule c’est magique, continue à agir tout à fait normalement. Ah, douce naïveté adolescente. Que je te hais du plus profond de mon âme souillé par des années de crapahutage sur internet. J’étais vraiment con...

Je pousse un soupir en regardant tous ceux sur quoi, j'ai pu écrire, inventer. Tout ça pour quoi ? Finir dans un grenier et prendre la poussière. Pourquoi n'ai-je pas jeté tout ceci à l'époque ? Je regarde ces textes misérablement écrit, une jeunesse qui me paraît gâcher par le RP, et le petit con que j'ai été autrefois. Quel temps perdu. J'ai cinquante piges, cinq gosses et je suis sur le point de divorcer. Et je suis là à me replonger dans les méandres d'un passé qui ne me paraît pas folichon. Allez mon vieux, va falloir se ressaisir. Des coups durs tout le monde s'en prends au moins un dans sa vie.
Je porte ma main derrière ma nuque et je me frictionne la tête sur la piètre personne que je suis avant de regarder de nouveau le ciel à travers la petite lucarne. Bouge-toi mon vieux. Les choses vont pas venir vers toi d’elle-même.

Je repense à ce petit Skippy. Je lui en ai fait voir des vertes et des pas mûrs, et toujours garder le sourire comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes. Franchement, qui arriverait à être comme ça aujourd'hui ? Mais peut-être que c'est là la clef de ce personnage, je ne lui ai jamais fait baisser les bras. Finalement, je suis toujours aussi con. Tu devrais prendre exemple sur lui. Je ferme l'écran de mon vieux PC, j'attrape mes calepins à repensant à Gérard, et puis je me dis : "qui tente rien n'a rien".