11h37 :
Porte de la cible franchie. Infiltration en cours. Début de l'opération de survie en milieu hostile. Nom de code : E.N.N.U.I. Bise réalisée auprès des dizaines de grands-parents, d'oncles, de tantes, de grands-oncles, de grands-tantes, de cousins, de cousines et de gens dont l'identité reste encore un mystère. Maudits soient les français et leur manie de s'embrasser la joue pour se dire bonjour. Une étape par la salle de bain s'impose pour effacer cette horrible marque de lèvres rougeâtre.

11h49 :
Alerte. Connexion au wifi impossible. Enquête en cours, il y a urgence. C'est une question de survie.

11h54 :
Renseignements obtenus d'une personne supposée fiable. Pas de wifi pour la semaine. Code rouge. La situation est critique. À toutes les unités, ceci n'est pas un entraînement.

11h58 :
Bon. Ok. Je vais arrêter de m'exprimer de cette manière parce que je ne peux pas rager suffisamment comme ça et il faut bien que je me défoule. Ça ne fait même pas une demi-heure que j'ai débarqué chez les grands-parents et je crois que je vais déjà craquer. Môme braillard numéro deux (un présumé cousin éloigné je suppose, le frère de môme braillard numéro un) a tenté de s'emparer de mon précieux carnet pendant que j'avais le dos tourné. Honnêtement, il a de la chance que sa mère soit intervenue avant que je ne m'en mêle. Je ne supporte déjà pas que les gens louchent sur mes dessins ou mes textes, alors je ne vous parle pas des personnes qui osent y toucher.

12h03 :
Le prochain qui fait une remarque sur ma taille ou sur mon accent, je lui plante mon crayon dans l'œil. Je hais les réunions de famille. Je hais tout particulièrement les réunions de famille qui s'éternisent dans une maison perdue au fin fond de la campagne française.

12h05 :
Finalement, j'ai vaillamment résisté à mes pulsions meurtrières et je me suis contentée de fusiller du regard le crétin qui m'a demandé si j'étais encore à l'école primaire.

12h09 :
Je vais finir par parler anglais pour qu'on me foute définitivement la paix avec cette histoire d'accent.

12h41 :
Enfin un peu de calme. C'est pas comme si je commençais à en avoir assez de préciser à chaque membre de ma famille mon âge, ma classe, mon école, ma ville, mes activités ou ce que j'ai mangé au petit déj'... mais un peu quand même. Ah, franchement, que de bons moments échangés dans la joie et la bonne humeur. Je suis une enfant comblée.

12h43 :
Ma mère m'a demandé d'arrêter de rester la tête baissée dans mon carnet et d'aller plutôt jouer avec les autres enfants. Les. autres. enfants. Elle m'a classée dans la même catégorie que tout le panel de gamins insupportables que je vois courir depuis tout à l'heure. Je les ai comptés, il y en a huit et j'estime que le plus grand d'entre eux doit avoir au maximum (et en  se fiant uniquement au physique, c'est-à-dire sans prendre en compte la maturité dans le calcul) neuf ans. Au bas mot cinq ans d'écart avec moi. Je ne sais pas pourquoi, mais je me sens un peu vexée.

12h50 :
Je cherche un endroit tranquille pour dessiner, mais il y a tellement de monde ici que même les toilettes doivent probablement servir à héberger cinq personnes. Oh, j'exagère à peine.

13h02 :
"Qu’est-ce que t'as grandi, dis-donc !"
Ou comment résumer ma journée.

13h16 :
Dans le terme "déjeuner familial", arrêtez-moi si je me trompe, mais il me semble reconnaître le mot "déjeuner"... J'ai faim.

13h27 :
J'ai très faim.

13h34 :
La bonne nouvelle, c'est qu'on passe enfin à table (quelqu'un a finalement entendu mes prières. ou les cris d'agonie de mon estomac.). La mauvaise nouvelle, c'est que ma mère n'est visiblement pas la seule à me ranger avec les autres gamins. Mes grands-parents m'ont installée à la table des enfants. Je crains que mes oreilles ne ressortent pas indemnes de cette expérience.

13h49 :
Les compétences de ma famille en matière de cuisine varient beaucoup d'un individu à l'autre. Je viens une fois de plus de le constater à mes dépends.

13h54 :
Génial, il y en a un qui pleure, maintenant... Remarque, c'est normal, il a mangé la même tourte que moi.

14h01 :
Les enfants comprennent pas pourquoi j'écris à table et me harcèlent de questions toutes plus stupides les unes que les autres. Pour l'instant je les ignore ou j’élude les questions (de manière plus ou moins subtile). Je m'en fiche... De toute façon, ce n'est pas comme s'ils savaient lire.

14h06 :
Quand je pense que Noah m'a lâchement abandonné, ce grand-frère indigne. Je ne sais pas comment il a trouvé le moyen de convaincre les parents de le laisser aller chez ses amis pendant les vacances plutôt que de subir l'habituel voyage en France. Le traître, qu'il n'espère pas que je le couvre après ce sale coup. Moi aussi j'aurais bien aimé passer les vacances avec des gens de ma tranche d'âge... Et dire que Kate m'avait invitée... Je peux même pas la contacter sans internet ou forfait à l’étranger sur mon portable (merci la France).

14h17 :
Je projette de prendre une part de tourte à emporter pour Noah. Il va connaître l'enfer à son tour.

14h22 :
Je sens que la semaine va être longue… En attendant, j’ai trouvé un endroit à peu près calme (surtout en comparaison du salon transformé en crèche). Je vais peut-être enfin pouvoir dessiner sans qu’on vienne me déranger... Pas trop tôt !


Penchée sur son carnet à dessin, assise seule dans un coin de la pièce, elle ne remarque pas le décor qui s’estompe autour d’elle. Les murs se fissurent et le plafond se brise. Les fenêtres s’ouvrent et les objets s’animent.

Lentement, la réalité s’efface.

Elle élève son regard vers le plafond.
Rose.
Elle cligne des yeux.
Toujours indéniablement rose.
Elle fronce les sourcils.
Ce n’est pas un plafond.

Son cœur s’emballe tandis qu’elle parcourt du regard ce paysage insolite. Elle est assise au milieu de ce qui ressemble vaguement à une rue, bordée par des semblants de bâtiments en ruine. Soyons clair, cela ne fait qu’y ressembler. Rien de plus. Les rues, même délabrées, ne sont pas censées avoir des pavés cylindriques... Pas plus qu’elle ne sont éclairées par des trompettes fluorescentes qui servent également de nids à perroquets.

Elle serre son carnet à dessin contre sa poitrine et se relève avec précaution pour contempler cette vision surréaliste de toute sa grandeur. Oui, surréaliste. C’est un bon mot pour qualifier ce ciel rose où s’entremêlent confusément des milliers d’images et de mots. De quoi tourner les tableaux de Dali en ridicule.

Il devait vraiment y avoir un truc louche dans cette tourte...

Elle esquisse quelques pas, incertaine. Elle sent le relief des pavés heurter sa chaussure et le frottement du tissu contre sa peau. C’est étrange. C’est bien trop réaliste pour être une simple hallucination. Il y a bien trop de sensations pour que cela ne soit qu’un rêve. Elle s’arrête. Elle respire calmement et tente de faire le point. Il y a quelques secondes, elle était encore chez ses grands-parents. Elle s’était assise dans un coin du bureau pour dessiner. Elle avait tracé quelques traits et…

Et ensuite ?

Elle ne se souvient plus. Il lui est impossible de se remémorer ce qui s’est produit entre le moment où elle s’est assise et celui où elle s’est réveillée aux milieux de ces décombres colorés. Quelque chose cloche. Elle ouvre son carnet et le feuillette fébrilement. A priori, son contenu n’a pas changé. Elle retrouve tous ses croquis, ses essais de poèmes et ses réflexions personnelles. Cet endroit est réaliste jusque dans les détails... Une pensée amère lui traverse soudain l’esprit.

Et si tout cela était vrai ?

Quelque chose craque derrière elle. Elle sursaute et pousse un cri aigu…
Ou du moins, pour être plus précis, elle aurait dû pousser un cri.
Son hurlement était resté coincé dans sa gorge.
Elle se mord les lèvres nerveusement.
Elle ne parvient plus à parler.
Elle n’arrive plus à prononcer le moindre mot.

Oh... Je crois que j'ai un problème.