Odile danse, elle s’applique. Avec son corps, elle trace l’univers. Elle chasse les regards, clos ses yeux, et s’applique encore. Elle passe des heures à chercher la lumière, à se tracer dans l’espace, à le trahir, à le dessiner. Elle échoue. A chaque fois, inévitablement. Pourtant, elle travaille, sans cesse. Mais son dos n’est pas droit, on la rappelle à l’ordre pour mieux faire ses pointes. Alors, Odile, elle ouvre les yeux, et elle voit sa beauté, à elle.

Là, posée dans le chaos. Sans faire aucun effort, mélange de grâce et de perfection. Odette.

Alors, elle obéit. Elle se remet sur la pointe de ses pieds douloureux. Aujourd’hui encore, elle a trouvé des punaises dans ses chaussons. Aujourd’hui encore, on rit sur son passage. Et aujourd’hui encore, elle baisse la tête, ne dis rien, contemple ses bas gris. Elle a honte.

Elle relève la tête, parce qu’elle ne sait que se servir de ses chutes, elle fait parler le vide en dansant, mais qui s’en soucie ? Odile ne vit que pour la danse, mais Odile ne sait pas danser. Pas comme Odette. Car Odette est la lumière, n’est-ce pas ? Et que demain, elle jouera le cygne blanc.

Ce rôle-même qu’elle a tant désiré, peut-être pour faire mentir les regards sur elle, peut-être pour faire taire leurs voix. Pour oublier, ne serait-ce qu’une seconde, ses longs cheveux noirs ; fétus de pailles, noeuds en pagailles. Pour oublier son teint basané d’un ciel du Kenya qu’elle ne reverra plus jamais. Odile est russe, sur les papiers. Mais Odile ne peut pas faire mentir son corps, Odile est Kényane, Odile est les deux. Odile veut être Odette.

Alors, elle s’essaye à disparaître. Parfois, elle ferme les yeux devant ce corps parfait, sur ces courbes altières, cette peau de pêche, blanche comme le lait, ces longs cheveux blonds, ces petits seins parfaitement dessinés, ces longues jambes fines. Elle veut se fondre, elle veut danser dans ce corps pour toujours. Elle échoue.

Elle ouvre les yeux. Les projecteurs sont braqués sur Odette. Sur celle qui pétille, celle qui déborde de confiance. C’est le grand soir, ça y est. Et ses doigts trop maigres se resserrent sur sa robe noire, comme pour sublimer le fait qu’elle ne fera jamais partie de leurs mondes - pas avec cette peau qui ne saurait mentir.
Et lui, il la regarde, elle, Odette. Il lui sourit, quand Odile n’a le droit qu’a des insultes.
Elle est belle, alors tu la regardes ? Ou seulement parce que c’est elle ?

Odile ne peut pas danser, Odile ne peut pas crier. Elle est blessée. Elle regarde. Ferme les yeux encore une fois. Elle imagine. De toute sa force, elle imagine. Dans le corps d’Odette, elle pénètre, elle se lève. Elle insuffle la danse. Parce que c’est tout ce qu’elle a à donner, parce qu’elle veut qu’on la voit.

Parce qu’elle veut être Odette par dessus tout.

Elle ouvre les yeux. Le ciel est mauve, le ciel est rouge, le ciel est barbelé.
Elle ne comprends pas. Les projecteurs sont éteints ?
Elle cherche Odette.

Elle regarde ses chaussons, toujours à ses pieds. Et l’herbe à des clochettes.
Elle se frotte les yeux. Ses mains sont blanches. Elle cligne des yeux, regarde ses chaussons encore une fois. Voit enfin ses collants blancs. Ses cheveux blonds balayent ses épaules.

Elle sourit. Elle est Odette qui est-elle ?
Elle se lève.
L’herbe lui attrape sa cheville, et soudain, au milieu de ce vert accroché au blanc qui est maintenant la couleur de sa peau, il y a quelque chose qui dénote. Ca n’est pas sa peau, à elle. C’est une voleuse. L’herbe la mord et elle chuchote. Usurpatrice.

Alors, Odile cours. Danse-t’elle en courant ? Ou a t’elle tout perdu en se perdant elle-même ?
Et être elle-même, n’était-ce pas être Odette, depuis tout ce temps  ?

Odile cours. Elle s’appliquera à être Odette, comme elle s’est appliquée à briller autant qu’elle, sans jamais y parvenir.

Odile cours, et n’a jamais été autant confronté à elle-même - celle qui veut être Odette, et qui ne sera jamais personne d’autre qu’Odile.