KRISTOF Rupert

Une curieuse sensation. Un nœud au ventre, un cauchemar dans la tête; et le jeune homme se réveille en sursaut, un cri coincé dans la gorge. Son corps est entièrement douloureux, et sa tête le lance. Doucement, il porte une main à son visage, et sens sous ses doigts sa peau moite. L'espace d'un instant, le monde tourne autour de lui et il perd tous ses repères. Dans ce tourbillon d'idées, il tente de se relever, sans succès; Il trébuche et sa tête heurte une pelouse d'un violet éclatant. Deux iris cyan s'ouvrent alors en grand sur un ciel barbouillé de textes et d'images. Trois secondes seulement passent avant que le garçon ne se rende compte que quelque chose cloche.

Bienvenue dans l'Esquisse.

Un bras se lève comme pour saisir ce ciel de fête foraine, mais la main ne se referme que sur du vide. Une drôle de tasse affublée d'un couvercle de casserole passe en trombe pour échapper à une cuillère qui tente de la remplir d'un liquide vert et douteux. Rupert se redresse avec un hoquet à cette vision, ayant prit pleinement conscience du délire dans lequel il se trouve. Ses yeux observent ce qui l'entoure, mais ne rencontrent que des couleurs désordonnées, un assemblage fou qui ressemble au dessin d'un enfant de trois ans dont les crayons se seraient mélangés dans leur boîte. Il arrache un brin de l'herbe violette sur laquelle il se trouve, l'examine. Dans son esprit se fracassent des sons qui le rendent sourd, mais cette cacophonie ne peut l'empêcher de se dire que l'herbe aurait du être verte, et non violette. Curieusement, il ne pense pas à Caroline, qui aurait du se trouver endormie à ses côtés. Peut-être qu'il n'y songe pas car le faire aurait signifié admettre qu'il n'était plus chez lui, mais ailleurs.

Et pour l'instant, il n'est pas prêt à accepter la réalité qui pourtant, peu à peu, fait son chemin jusqu'au pandémonium qui lui sert de tête.

Il attend patiemment que ses jambes acceptent de le porter, et se redresse entièrement. Il jette un coup d'œil aux vêtements blancs qu'il porte, intrigué. Jamais il ne les a vu de sa vie, et bien que son armoire soit grande, il est certain qu'ils ne font pas partis de sa garde robe. Mais bon, à côté d'une tasse flottante et d'un ciel composé d'images, ces vêtements sortis de nulle part n'ont que peu d'importance. Où se trouve-t-il ? Il est bien en mal de le dire, il n'en a pas la moindre idée. Son esprit pragmatique, face à cette explosion de nuances et de formes, lui susurre à l'oreille qu'il doit rêver. Le travail t'as assommé, tu t'es endormi sans même prendre le temps de t'occuper de Caroline. Elle va encore se plaindre demain, dire que tu ne la regarde pas assez. Ah, mince. Qu'est-ce que c'est que ces grésillements bizarres dans mes oreilles ? Arrête, arrête... Il faut vraiment que je me dégourdisse les jambes. J'ai mal partout. C'est pas normal de se sentir aussi mal dans un rêve, si ?

Rupert se décide à avancer. L'herbe est molle, comme si elle n'avait pas la moindre consistance. Il fait un pas, puis deux, puis trois, et s'arrête de compter. Il s'immobilise quand une mèche de cheveux vient lui barrer la vue, envoyant un éclat de cyan aveuglant dans son champ de vision. Ses mains passent dans ses cheveux et, paniqué, il a un haut le cœur. Il veut crier, mais seul une exclamation surprise s'échappe de ses lèvres entrouvertes. Ses cheveux sont cyans. Cyans. Cette couleur grotesque a recouvert le brun roux dont il a toujours été si fier. Une nouvelle fois, il se demande où il se trouve. La voix qui murmure à son oreille a perdu de sa puissance, et ses mots lui parviennent comme à travers un filtre. Doucement mais sûrement, la raison glisse et laisse place à la conscience déformée. Je... Ne... Rêve...

…

Il fait un pas sur le côté pour éviter la tasse de toute à l'heure, qui se rue à travers la campagne colorée tel un oiseau. Totalement perdu, Rupert laisse tomber ses bras le long de son corps. Le ciel, au dessus de lui, continue sa diapositive sans se soucier de la pauvre âme perdue qui l'observe d'un œil morne. Que ce soit un rêve ou non, il faut avancer. Rupert a mal à la tête, il ne reconnaît plus rien, ne sait plus quoi faire. Il a besoin de se raccrocher à une idée simple pour ne pas sombrer. Il faut marcher, marcher. Aller de l'avant, quelque part, attendre son réveil ou...

Un pas, un autre, le jeune homme se remet en marche. Autour de lui, la faune et la flore s'activent, tellement différentes de celles que l'on voit dans les livres et les campagnes. Défiant l'apesanteur et la logique, elles gravitent autour de Rupert, l'étouffent dans un carcan de folie pure.

Bienvenue dans l'Esquisse. Tu peux toujours marcher, le chemin n'a pas de fin.