Elle avait mal… Un odieux mal de tête, qui lui perforait le crâne et troublait sa vue. Si mal. Comme dans un rêve, elle se releva, lentement, tout en se demandant pourquoi elle était allongée. Mais qu’importe, après tout,  n’était-ce pas qu’un rêve ? Il n’y a qu’en rêvant qu’on a si mal, et encore. Les détails devant elle se précisèrent, lentement, au prix d’une intense concentration. Alors seulement elle découvrit qu’elle avait quelque chose posé sur l’œil gauche. Quelque chose qui… Qui lui aspirait jenesaisquoi juste à côté? Elle hurla et arracha la chose de sa tête, au prix d’un immense effort et d’intenses souffrances. Ça se détacha difficilement. Réprimant sa terreur, elle se vida l'esprit et détailla la substance. De la guimauve. De la guimauve dégoulinante de son sang qu’elle avait commencé à aspirer et de sa propre matière. Qui se mouvait entre ses doigts. Qui se fixait sur ses paumes, cherchant à se nourrir encore.  Où pouvait-elle bien être, Souann? Qu’est-ce qu’elle faisait ici ? Non. NON. Elle observa un bref instant la guimauve fixée entre ses doigts. Puis se rallongea. Ferma les yeux. Il lui fallait se réveiller. La souffrance était insupportable et elle n’aimait pas ce rêve. Car ce ne pouvait être qu'un rêve. Ce n'était qu'un rêve. Sa main commença elle-aussi à la faire souffrir.
Lorsque sa main fut elle aussi en sang, alors, sans pouvoir réprimer ses tremblements, elle s’assit le plus calmement possible, un peu trop brusquement peut-être, et entreprit de se débarrasser de la guimauve. D’abord lentement. Puis la panique commença à la gagner. La guimauve se collait partout. Elle réussissait à l’enlever ? Non, elle se recollait ailleurs. Elle tirait dessus ? Elle se divisait et rampait partout sur elle. La panique déferla sobrement, accomplissant sa tâche efficacement. En quelques secondes elle était debout, et, agitée de soubresauts d'horreur, moitié sanglotante moitié gémissante, gesticulait dans tous les sens, sans aucune stratégie ni organisation, juste des gestes brusques et maladroits et avec pour alliées des pensées désordonnées et affolées. 
 
Un cri finit par naître au fin fond de sa gorge. Une supplication. Un souffle saccadé. « Au… Secou… AU SECOURS ! A L’AIDE ! JE VOUS EN SUPPLIE AIDEZ-MOI !!» Rien. Un grand silence. Quelques frémissements. Un souffle. De l’air.
Dans un élan de désespoir, et certainement aussi de folie pure, elle entreprit d’engloutir la guimauve. Littéralement. Elle se jeta dessus, la mordit à pleine dents, tirant avec ses dents pour la déraciner. Peu à peu, toutes les zones qui la faisaient souffrir s’apaisèrent. Il ne resta qu’un faible gargouillement en provenance de son estomac qui s’amenuisait déjà. Un murmure. Un dernier signe de vie d'un être à l'agonie. Puis le silence.
Alors seulement elle respira. Inspira, expira. Suffoqua.  Apaisa ses violents spasmes. Le regard dans le vague, elle entreprit de découvrir son environnement. Couleurs. Partout. Floues au loin, un peu plus net de près. Ses lunettes. Où étaient ses lunettes ? Elle tâtonna autour d’elle, ne distinguant que peu de choses au-delà de quelques centimètres après des pieds. Elle renonça. S’assit. Réfléchit. Se leva. Se rassit. Se releva. Inspira un grand coup. Par la bouche. Et avala une mouche rayée. Toussa pour la faire sortir, en vain. Un affreux goût de camembert pourri s’installa confortablement dans son palais, en travers de ses dents et sur sa langue. Les mouches avaient-elles un goût de camembert? 

Elle se mit à rire. C'était si absurde. A pleurer. C'était si absurde. Enfin, perdue, déboussolée, elle se rallongea et s'endormit.

«Tu ne devrais pas rester là, petite»
Elle rouvrit les yeux. Grimaça, et enleva le sang séché qui gênait l'ouverture de son oeil gauche. Se releva. Elle n'avait pas bougé depuis la dernière fois qu'elle avait été agressé par de la guimauve.
La voix répéta, et Souann l'entendit.
«Qui êtes-vous?
- Je ne sais pas. Mais je sais où je suis. A ta droite, jeune fille. Où es-tu un garçon transformé par Elle? Un objet comme moi peut-être?
- Je... Ne me faites pas de mal. S'il vous plait.
- Une nouvelle dessinatrice alors? Tu as de la chance, je ne suis pas méchant. J'en ai assez de trainer dans les environs, et... J'ai du mal à me déplacer. Je t'autorise à m'utiliser.»

Elle tâtonna vers sa droite, et sa main rencontra quelque chose de dur. Par réflexe, elle la retira aussitôt. Puis revint avec hésitation. Des lunettes. Le soulagement la traversa toute entière. Elle les attrapa et les mit sur son nez. Versa quelques larmes en voyant le paysage se préciser.

«C'est cool que tu ait besoin de moi, tu sais. Les autres dessinateurs m'auraient écrasés, je ne sers à rien pour la plupart d'entre eux. Tu m'écoutes?»

Non, Souann n'écoutait pas. Elle était occupée à autre chose. Le paysage qui s'offrait à elle était si déroutant qu'elle manqua de tomber par terre. Elle tourna sur elle-même, comme pour déchiffrer les mystères de ce monde. La crainte, l'ébahissement, l'émerveillement, le désespoir, l'incompréhension, l'inquiétude, la solitude, et tant autres émotions la submergèrent, avalant la maigre énergie qu'elle avait récupéré en dormant. Elle leva les yeux. L'inimaginable lui faisait face partout où elle posait son regard, mais ce fut le ciel qui la surprit plus que tout. Il était effrayant, fascinant, déconcertant, et constituait comme le symbole de ce monde, le représentant dans toute son absurdité. Ou peut-être pas... Elle baissa les yeux.

«Eh oh, miss, tu m'écoutes? On ferait mieux d'y aller, ça devient bien trop calme là. Maintenant c'est donnant donnant. Je t'aide à voir, tu m'aides à avancer. Où tu veux, je m'en fiche.
- S'il te plaît... Arrête de parler. C'est encore trop.... Anormal pour moi tu comprends?»

Les lunettes ne lui répondirent pas. Elle se sentit gênée de les avoir probablement vexées. Se demanda combien de fois elle avait véxé des lunettes. Balaya cette pensée pour ne pas perdre pied.

Elle s'assit et se prit la tête entre les mains. Des émotions diverses et négatives continuaient de la happer sans qu'elle n'exerce sur elles le moindre contrôle. Il fallait... Il faudrait... Elle devait bouger. Trouver quelqu'un. Pas quelque chose, quelqu'un. Mais elle ne parvenait pas à se décider de se remuer un peu.
Soudain, une pensée absurde la traversa. Je veux dire, par absurde, très absurde. Pour elle, bien entendu. Pour vous, ça l'est si peu que ce n'est pas qualifiable d'absurde, en aucune manière.
Etait-elle devenu elle aussi un objet? Un animal? Une plante?
En fait d'absurde, c'était plutôt ridicule.
Elle se détailla. Oui, c'est vrai, elle avait encore ses mains métissées. Mais comment avait-elle pu ignorer l'absence de ses ongles? Les plis sur les doigts s'étaient amenuisés, et leur bout était lisse. A se demander si elle avait eu un jour des ongles.
Elle trouva ses cheveux bouclés comme d'habitude, en les palpant avec méfiance. Sauf que quelque chose s'était rajouté. Deux cornes de bélier. Ses dents mordirent ses lèvres. Elle poursuivit son examen en essayant de paraître détachée. Ses vêtements n'avaient pas changé, à part leur couleur. Quand à ses épaules... Il y avait comme des tâches de léopard qui s'y étaient imprimées. Ce n'était pas si moche, mais ça la perturba fortement.

Finalement, elle se redressa, inspira avec une mine déterminée, remonta les lunettes pour se donner du courage, serra les poings, les desserra parce que c'était étrange sans les ongles, expira, et fit un pas. Dommage qu'elle n'ait pas regardé devant elle, ça lui aurait évité de chuter dans ce trou.
Tant bien que mal, elle fit ses premiers pas dans le plus étrange des songes.