Chante, cobaye, chante

__–Quelle belle matinée pour aller explorer.
__–À moins qu’on fût en pleine nuit ? Difficile à dire, Amundsen s’étant piqué d’essayer un nouveau modèle de lunettes, pas tout à fait de son invention mais qu’il avait passé plusieurs mois à perfectionner. Leur propriété principale étant de permettre à son porteur de voir les ondes sonores. Elles se déplaçaient sous les yeux émerveillés d’Amundsen du cyantifique, qui constatait les minuscules pointillés de ses chaussures qui foulaient l’herbe, les traînées multicolores du vent dans les éoliennes, la masse à peine visible de sa monture ; son pourtant immense gélatinomadaire qui du fait de son placide silence n’était plus ici qu’un fantôme à peine distinguable.
__–Et là, Amundsen aperçut un flash intense au-dessus de sa tête. Quelque chose qui tombait et le faisait savoir.
__–« Généova, attrape-le ! »
__–Oh, l’aspect de sa voix était si singulier. Une arabesque aux teintes ocres, qui emplissait l’espace, rebondissait sur les surfaces et se perdait dans le lointain. Que n’avait-il pas pensé plus tôt à tester son singulier outil sur les bruits qu’il pouvait produire lui-même ! C’était si évident que ça lui était passé par dessus la tête. Il devait trouver quelqu’un sachant chanter et voir ce que cela donnerait.
__–Mais pas le temps de s’extasier, une vie était en danger. Le gélatinomadaire mit son intelligence sommaire mais suffisante – ainsi que toute sa masse – en branle et roula, pour servir d’amortisseur à ce qui tombait du ciel. Son corps de gelée géante absorba comme l’aurait fait le plus confortable – et suintant – des oreiller le Dessinateur infortuné.
__–Alors certes, il ne risquait plus d’être pulvérisé sur le sol comme un fruit trop mûr, mais il allait suffoquer si on ne le sortait pas de là. Aussi Amundsen dut, non sans regret, abandonner le monde merveilleux des couleurs pour rejoindre celui certes non moins merveilleux mais qu’il connaissait déjà des sons.
__–Et découvrit que ce qu’il avait entrepris de sauver était une sorte de chouette aux attributs félins. Pas la chose la plus étonnante qu’il avait jamais vu.
__–Amundsen plongea donc les mains dans Généova, qui n’avait pas une idée très clair de ce qui se passait, mais émit tout de même un discret vrombissement de contentement, comme à chaque fois que son maître était proche et retirait de ses entrailles quelque chose qui s’y était glissé sans être invité.
__–Et la créature félino-avienne fut extirpée du gélatinomadaire, non sans être recouverte de son mucus bleuté.
__–« Vous allez bien ? Qu’est-ce que vous faisiez là-haut ? Sans baudrier ou cordes ? »

__–La panique du Dessinateur, ainsi que ses questions, indiquait à Amundsen qu’il avait besoin d’un pansement pour sa main et celui-ci de réponses.
__–« Une chouette, théorie intéressante. Catus strigidae, alors ? Je ne sais pas… réessayez de parler, pour voir ? Je vais comparer avec la voix d’un ami qui, quoi qu’il en dise, est bien un chat et nous verrons… »
__–Amundsen avait ressorti ses étranges lunettes et fixait Griffin avec une presque dérangeante attention, carnet en main, prêt à décrire ce qu’il allait voir-entendre.



__–Jusqu’à ce qu’il se rendisse compte que tout ceci était quelque peu intimidant, surtout pour un nouvel arrivant dans l’Esquisse et n’allait pas le mettre dans de bonnes dispositions pour parler. Si le Dessinateur poussait les sons qui appartenaient au registre de la panique, de l’effroi, de l’inquiétude ou de l’intimidation, cela risquait de fausser son observation. Il lui fallait une voix neutre, calme et posée, afin d’être la plus aisée à décrire en éliminant les paramètres extérieurs. Bien sûr, il y avait la solution de lui faire lire quelque chose. Amundsen avait sur lui quelque traités de géologie esquisséenne, qui étaient bien assez mornes pour qu’on ne pusse les réciter qu’avec le ton le plus plat possible. Mais est-ce qu’un Dessinateur aurait assez d’esprit cyantifique pour se farcir une telle lecture, sous le regard scrutateur d’un inconnu, comme première introduction à l’Esquisse ? On pouvait en douter.
__–Aussi retira-t-il ses lunettes.
__–« Enfin, ça peut attendre d’être en ville. Est-ce que vous pouvez marcher, ou voler, ou vous préférez que Généova vous porte ? »

__–Ce n’était pas le premier Dessinateur qu’Amundsen accueillait dans l’Esquisse et tous avaient une manière de l’appréhender bien à eux. Mais qui était aussi généralisable, si du moins on en croyait sa collègue Maruani et ses études sur les nouveaux arrivants. Amundsen n’avait lu que d’un œil distrait un résumé de ses travaux paru dans un article, mais avait déjà une idée de la catégorie dans laquelle entrait ce chat-chouette et de ce que cela impliquait : il fallait la rassurer. Sans doute amnésique et paniquée, un nouveau corps et univers faisait beaucoup trop d’informations d’un coup à avaler. Aussi Amundsen allait-il s’adresser à lui avec une voix plus calme et posée encore :
__–« Généova, très bien. C’est mon compagnon. Il est très gentil, regardez. »
__–Le gélatinomadaire, de son côté, était occupé à ramper vers un fruit tombé des éoliennes. Quand il fut dessus, l’aliment s’éleva dans son corps translucide et commença à être lentement dissout. La digestion allait durer plusieurs heures.
__–« Et ne vous en faites pas, il ne manque que des fruits. Et des desserts. Et de la gélatine. Et parfois de la viande crue. Et même des cailloux, des fois, s’il en trouve à son goût. »
__–Amundsen posa ensuite son compagnon sur la selle de sa monture. En plus de celle-ci, Généova supportait plusieurs sacs et malles, qui s’ils étaient vides pour le moment avaient une capacité de bât considérable. Aussi la monture ne remarqua-t-elle même pas le tout petit poids qui fut placé sur elle.
__–Les rênes en main, le cyantifique commença à marcher vers la Ville, guidant sa monture et le Dessinateur. Il se serait bien épargné de faire le trajet à pieds, mais nul doute que la chouette-chat avait besoin d’un moment seule, ne serait-ce que pour se débarbouiller de toute la gelée collante qui restait agglutinée sur elle.
__–« Une bonne douche fera partir tout ça. J’ai une serviette dans la sacoche juste à votre gauche, si jamais. Au fait, je m’appelle Amundsen, je suis cyantifique. Et vous ? »

Cette... Créature, ce tas de gélatine, donc, semblait capable de transporter bien plus que son petit poids, au vu des sacs posés sur ce qui semblait être son dos, pourtant Griffin ressentait une vague appréhension à l'idée de se poser sur cette chose qui semblait tout sauf solide. C'est pour cela qu'elle n'écouta même pas sa présentation de son "compagnon", trop concentrée à le suivre des yeux tandis qu'il se dirigeait vers l'arbre. L'arbre... Ou plutôt le fruit ? Oui, il visait sûrement le fruit. D'ailleurs, comment un animal de cette sorte se nourrissait-il ? Elle ne voyait ni bouche, ni orifice permettant la moindre déglution, et de toute façon, il ne semblait pas avoir de système digestif.

Ah... La réponse vint à elle lorsqu'il fut dessus, et qu'elle observa avec effarement le fruit s'élever. Son corps semblait finalement bel est bien liquide, puisque la baie s'y engouffrait... Était-ce sa façon de manger ? En observant de près, elle pouvait tout à fait voir le fruit se désintégrer lentement... De plus en plus rassurant pour la pauvre chouette-chatte, qui n'avait plus qu'une envie, s'enfuir loin de ce personnage qui semblait secrètement vouloir le donner en pâture à sa créature... Mais voilà, elle se trouvait en l'air, et elle ne pourrait jamais descendre sans se casser quelque chose... Alors bien sûr, il ne lui restait plus qu'un choix... Les suivre. Elle le laissa donc parler à propos de l'alimentation de sa gélatine, Généova, profitant de sa façon de parler beaucoup pour ne rien dire, restant silencieuse, comme à son habitude. Mais voilà, le moment fatidique était arrivé, i allait la poser.

Elle ferma les yeux, paniquée, et se crispa en le sentant la lever dans le vide, pour la déposer sur une surface dure, à laquelle elle s'accrocha de toutes ses forces de ses griffes. La selle... En comprenant qu'elle ne serait pas mangée tout de suite, elle souffla de soulagement, et se détendit légèrement, tournant sur elle-même pour trouver une position assise plus confortable. Elle sentait que le chemin allait être long... Mais le voilà qui reparlait déjà. Elle se retint de se braquer et mit toute son énergie pour tenter de lui répondre sans bégayer.

- Saf...


Non, révéler son prénom était sûrement une très mauvaise idée face à des inconnus... Elle baissa les yeux, et son regard tomba sur ses pattes, pourvues maintenant de griffes. Elle s'inquiéterait et s'interrogerait plus tard sur sa transformation, si le rêve ne se terminait pas...

- Griffin...


Bien sûr, méfiante, elle ne toucha pas à la serviette, priant pour que l'espèce de chouette qu'elle était ait des plumes imperméables. Toujours se méfier des inconnus...

__–« Griffin ! Enchanté. C’est un beau nom que Dieu vous a donné, portez-le avec fierté. »
__–Amundsen interpréta sa réponse et le comportement du Dessinateur, qui avait cherché une place confortable, comme un bon signe. Il devait être confiant, sinon il aurait sauté, voire se serait envolé de son perchoir et aurait disparu dans les hautes herbes. Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent en vue de la Ville… et d’un attroupement qui fit s’arrêter Amundsen et dessiner une ride soucieuse sur son front.
__–Il avait prévu de passer par le Quartier vert, ce qui n’était pas le chemin le plus rapide, mais son côté quelque peu terrien aurait pu, avait-il pensé, réconforter son compagnon, lui faire voir que le monde où il avait débarqué pouvait ne pas être si différent que cela de la Terre. La douce herbe qui abondait dans cette partie de la Ville avait un côté rassurant pour bien des Dessinateurs. Leur tolérance pour les personnes aux corps très altérés serait peut-être aussi agréable à Griffin. (Et accessoirement, il avait une course à faire auprès d’un de leurs vendeurs.)
__–Or, une escarmouche semblait visiblement sur le point d’éclater. D’un côté, une bande d’une vingtaine de Vert-Veines, qui pour l’occasion avaient sorti quelques fusils et machettes et encerclaient une caravane, la visaient depuis les fenêtres des bâtiments, bloquaient son passage. De l’autre, ladite caravane, tirée par un dodécaèdre de près de deux mètres d’envergure. Au vu de la bannière qui y flottait, elle était sous la protection des Hussards azur, qui avaient eux aussi sorti leur artillerie et leurs injures. Si personne n’avait attenté à la vie de quiconque, nul doute que la situation était sur le point de dégénérer. Amundsen et Griffin étaient à une bonne cinquantaine de mètres ; bien assez pour ne pas comprendre de quoi il en retournait.
__–« J’aurais aimé que vous soyez introduit à notre belle ville autrement que par une scène aussi navrante… la folie des Dessinateurs qui transforment le paradis en un champ de bataille, quelle tristesse. »
__–Pouvait-il rester là sans rien faire, alors que ces deux factions allaient s’entre-déchirer ? Les cyantifiques et les Vert-Veines comme Hussards Azur (ou même le SOC, vu qu’il semblait évident que les mercenaires avaient été engagés pour protéger des commerçants) n’avaient que peu de rapports avec les cyantifiques et aucune animosité ou connivence n’existait entre ces factions. Amundsen était, de fait, totalement neutre dans l’affaire et aurait pu jouer le rôle de juge impartial. Au moins pouvait-on faire confiance à un cyantifique pour ne s’intéresser qu’à la vérité.
__–Aussi s’avança-t-il vers l’attroupement, mais toujours à une distance respectable.
__–La situation était désormais plus claire. À en entendre les vociférations des deux bords, c’était une banale affaire douanière qui avait dégénéré. Amundsen se tourna vers Griffith, pour lui expliquer l’histoire :
__–« Il semblerait que ces marchands aient recruté des mercenaires pour, disons… forcer la main des Vert-Veines, les habitants de ce quartiers, à ne pas leur payer leur dû. Ceux-ci ont pris l’habitude de prélever une taxe sur les caravanes qui passent sur leur territoire. Auriez-vous un avis sur la question ? »

Dieu... Voilà quelqu'un qui avait dû s'arrêter de s'intéresser à elle depuis le jour de sa naissance... Elle grimaça, enfin, fit ce qui ressemblait le plus à une grimace sur sa face de chouette, se plongeant dans ses pensées. Etait-ce une mauvaise farce de sa part ? Avait-il choisi, pour la punir, de la transformer en animal volant, à plusieurs mètres d'altitude ? Elle commençait vraiment à se dire que cet endroit semblait bien trop réel pour être un rêve, mais cette pensée l'effrayait bien trop. Elle l'enterra donc au fond de sa conscience et attendit patiemment qu'un paysage autre que la foret d'éolienne ne se profile.
    Mais... Elle devait bien avouer qu'elle ne s'était pas attendu à ça. Après un passage dans ce qui semblait être une simple foret, elle entrevoyait au loin un village... Une ville, même. Elle bougea inconsciemment, mal à l'aise. Elle ne se sentait pas à l'aise en ville... Surtout vu la foule qui apparaissait devant eux. En effet, deux groupes semblaient s'être formés, et étaient au bord de la bagarre. Des gangs ? Ainsi, ce monde imaginaire avait des gangs ?
 Amundsen parla, la faisant tourner la tête pour l'observer. Une question lui jaillit d'un coup à l'esprit, manquant de lui faire rater sa phrase. Comment pouvaient-ils parler la même langue ? Ce n'était pas de l'espagnol, ni de l'anglais, ni aucune autre langue qu'elle pensait connaitre... Encore un mystère de cet endroit plus que saugrenu. Elle releva à nouveau la tête en voyant l'homme s'avancer, sans peur. Heureusement que la bête de gélatine restait à sa place... Lorsqu'il revint, visiblement mis au courant de la situation, elle l'écouta cette fois-ci avec attention. Et bien que sa phrase soit grammaticalement correcte, ou du moins, elle imaginait, elle eut du mal à comprendre. Qui étaient les Vers-veines ? Verveine ? Verts-veines ? Elle décida de rester sur sa première idée. En regardant le groupe, elle tenta de se représenter la situation dans les faits. Les Vers-veines, avaient été forcés par les marchands à ne pas les payer ? La logique de l'histoire lui échappait... Mais, voulant faire bonne figure, elle tenta une réponse :

- Les Vers veines semblent dans leur droit... Non ?

Elle guetta sa réaction sans lacher le groupe du coin de l'oeil, curieuse de sa réponse. Avait-elle saisi le problème, ou était-elle complètement perdue pour de bons ?