Temps montré et temps perdu.

Dans la galerie voisine, le prétendu duo de Cyantifiques s’était installé devant un stand touristique. L’homme au chapeau imposant discutait allègrement avec son tenancier, pointant régulièrement du doigt des choses qui se trouvaient sur son étal. Il était difficile d’entendre les propos qu’ils tenaient au milieu de la cohue ambiante, mais les quelques bribes qu’on en pouvait percevoir en s’approchant ne trahissaient rien d’anormal. Ces gens semblaient simplement venus pour la même raison que tout le monde, à savoir visiter l’exposition et se renseigner sur les systèmes horaires et calendaires terriens. Le chapelé faisait d’ailleurs montre d’un grand enthousiasme dans ses questions, curieusement beaucoup plus que son interlocuteur dans ses réponses – qui se contentait de hochements de tête gênés et d’explications très brèves. Sa compagnonne, elle, semblait en revanche beaucoup moins captivée, et affichait une tête d’enterrement perceptible à trois stands à la ronde. Elle se contentait de rajuster sa grande coiffure pour s’occuper les mains, en regardant autour d’elle beaucoup plus que dans les yeux du guide.

Dans l’ensemble, on ne pouvait pas dire que la présence de ces deux personnages semblât vraiment troubler l’ambiance locale. Mais à y regarder, on en trouvait effectivement qui marquaient un détour en passant à côté d’eux, et l’air mal à l’aise du gérant du stand appuyait l’hypothèse que tout le monde n’était pas satisfait de les voir ici.

Contre toute attente, des trois personnages, ce fut celui au chapeau qui se montra le plus enchanté d’être interrompu dans sa conversation, ce qui ne présageait rien de bon. Il retournait un air imperturbablement jovial à Crèvette, tandis que sa compagnonne se tenait à l’écart et que le guide n’avait pas perdu une seconde pour accrocher un passant à l’autre bout du stand. Aux questions peu intelligibles de la jeune fille, il répondit gaiement et avec de grands mouvements de bras :

« Enchanté, Crèvette et Effilée ! Je nous présente aussi, Tomonaga et Hollerith – Hollerith, c’est ma collègue –, et nous sommes des Cyantifiques ! »
Il imita le VV de son interlocutrice avec ses doigts, attestant clairement du fait qu’il n’avait aucune idée de ce que cela représentait.
« Mais rassurez-vous, tout se passe parfaitement bien ! Nous étions justement en train de discuter avec ce monsieur des variations saisonnières des calendriers lunaires terriens. Il pointait du pouce derrière lui sans se rendre compte que le monsieur en question s’était fait la belle. Un sujet fascinant ! Je ne peux pas m’empêcher d’imaginer comment notre société aurait évolué si notre Fromalune avait des librations aussi régulières ! Tu imagines, Hollerith ? »

Petit silence gêné quand il se retourna pour découvrir qu’Hollerith n’était clairement pas en train d’imaginer ça – elle s’occupait en triturant l’aiguille d’un cadran doré qui traînait sur l’étal –, et surtout que son guide n’était plus là.

« Enfin, termina-t-il en ramenant son sourire vers Crèvette, vous pouvez être tranquilles, tout va pour le mieux ! »

À la question de Crèvette, Tomonaga leva les yeux vers la personne désignée – qui avait le regard braqué sur eux, mais le retourna aussitôt qu’il comprit qu’on l’observait –, et répondit avec un air interloqué :

« J’ai bien peur que non, nous n’avons pas encore eu la chance de faire la connaissance de ce monsieur. Nous sommes là depuis seulement… combien de temps ça fait, Hollerith ?
– Neuf stands, si on compte pas ceux qui t’ont envoyé promener.
– Oh, déjà ? »
Il sortir un carnet de notes pour confirmer les dires de sa collègue, lâcha un petit rire distrait, puis ramena son attention vers Crèvette avec le visage le plus innocent du monde.
« En tout cas, ce doit être un malentendu, il nous aura pris pour d’autres. Je suis sûr que nous pouvons arranger cela avec lui. »

Pendant qu’il disait ça avec tout l’enthousiasme du monde, sa collègue, elle, se contentait de continuer à soupirer – et recommença à triturer sa petite aiguille dorée malgré les sommations précédentes de Crèvette.

Tomonaga fut immédiatement frappé par les propos d’Effilée, comme si elle avait dit ce qu’il attendait d’entendre depuis le début, et rempila sans perdre une seconde :

« Ah, à qui le dites-vous ? Ça fait des mois, comme vous dites sur Terre – gros clin d’œil appuyé –, que j’essaie de convaincre mes collègues récalcitrants que votre vision particulière du temps ne manque pas d’intérêt. Vous savez, je suis le premier à admirer vos… » Il se retourna vers l’étal pour regarder les étiquettes. « … vos horloges, vos montres, vos calendriers, tout ce que vous utilisez pour donner des valeurs au temps ! Soyez sûres, jeunes filles, que si je pouvais m’expliquer pourquoi nous nous obstinons à garder une telle défiance envers tout ça…
– Parce que c’est aussi irrationnel que d’utiliser une règle pour mesurer une ligne qui n’apparaît qu’un point à la fois, lâcha nonchalamment sa collègue derrière, qui n’était manifestement pas convaincue par l’argument de la fragilité de l’horloge dorée.
– Mais c’est une règle dont chaque graduation apparaît en même temps que le point qu’elle mesure.
– Et disparaît donc en même temps. Une règle qui mesure un seul point, et qui lui attribue la valeur qu’on a arbitrairement donnée à l’une de ses graduations.
– Oui, moi aussi, ça m’a perturbé au début, mais c’est comme t’a expliqué la jeune femme de tout à l’heure, il faut plutôt le prendre comme un repère.
– Un repère que l’Esquisse n’utilisera jamais en appliquant ses lois. La pluie qui tombe à "deux heures" sera la même que celle qui tombe à "quatre heures".
– Mais pas du tout, c’est juste que… »

Le débat était lancé entre les deux comparses, qui n’étaient donc pas partis pour s’en aller tout de suite. Au moins cela détournait-il l’attention d’Hollerith de sa chère petite aiguille dorée.