La révolte des oreillers
Faire des erreurs c'est progresser, se prendre au sérieux c'est régresser
Personnages : Carmen
Messages : 156
Date d'inscription : 08/04/2019
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Rallumeuse d'Etoiles
Lun 11 Jan - 22:19
Oyez oyez, gentes gens, je vais vous conter le récit de la révolte des oreillers.
Tout commença un jour, les nuits se faisaient rares de toute manière ces derniers temps dans l’Esquisse, ce qui n’empêchaient malheureusement pas les Dessinateurs d’aller dormir. Comprenez messieurs-dames que cette habitude déplaisait énormément à nos amis oreillers, la révolte s’ourlait dans les tréfonds de l’Hôtel. Au début nous n’y prêtâmes nulle attention. Certains Objets étaient par nature mal lunés, et on apprenait rapidement à les éviter. Cependant les oreillers avaient élu domicile dans chacune des chambres de l’Hôtel, moi-même j’en possédais alors deux et je croyais jusqu’alors bien m’entendre avec. Ils faisaient partie de notre quotidien. On les entendait souvent pester, certains insultaient même quiconque osait poser sa tête à leur portée. Puis un hui, car le jour comme dirait Wittgenstein n’est pas un mot adaptprié, vous connaissez Witt ? Non. C’est pas plus mal, je reprends. Donc un hui, un dessinateur jeta par la fenêtre son oreiller qui criait bien trop fort pour pouvoir dormir.
C’est ainsi que débutèrent les hostilités. Comprenez que les coussins n’aimaient guère être maltraités et que leurs doléances étaient nombreuses. Le temps n’était plus aux manifestations, l’un d’entre eux avait été injustement agressé ! En secret ils se réunirent, vous croyez qu’un oreiller est inoffensif ? Attendez donc de voir une cinquantaine d’oreillers entrainés aux maniements des plumes et postés en embuscades… S’ils n’étaient au début qu’une dizaine de dissidents, de fil en aiguille la révolte grandit ainsi que leur nombre.
Beaucoup d’entre nous se firent tabasser dans les couloirs, alors qu’ils n’avaient rien demandé. Vous m’direz, on ne demande jamais un passage à tabac. Les oreillers ne restaient plus dans les chambres et sur les lits, ni même sur le plancher : ils se groupaient au plafond si bien qu’ils pouvaient vous tomber dessus d’un seul bloc. Tout dessinateur isolé et inattentif devenant une proie.
Il ne faisait pas bon vivre à l’Hôtel par ces temps-là. Beaucoup, ceux qui en avaient la possibilité, commencèrent à loger ailleurs et des squats apparurent aux quatre coins arrondis de la ville. Les oreillers voulaient notre attention, ils l’avaient toute pleine.
Ils nous firent parvenir un document recensant toutes leurs revendications et le carnet des charges était immense. Ils recommenceraient à veiller sur notre sommeil si et seulement si leurs salaires étaient quadruplés, qu’on leur assurait des horaires de travail fixes pendant la journée, si l’on doublait leurs RTT et leur assurait en sus deux jours de congé par semaine. En attendant, ils prendraient notre sommeil en otage.
Bien entendu cela posa plusieurs problèmes d’organisation inhérents à l’Esquisse. Quand une journée commence, on ne sait jamais quand elle se terminera. Les huis sont les rythmes de sommeil tout à fait décalés sur lesquels nous vivons. Le temps n’est pas absolu, linéaire, régulier. La nuit n’est pas un phénomène plus régulier et peut parfois durer trois battements de cils, vous faisant douter de son existence, ou plusieurs huis si bien que vous oubliez la couleur rose du ciel. Alors imaginez bien que la notion de semaine était absurde.
Les autres demandes des objets n’étaient pas moins farfelues. RTT ? Personne ne savait ce que cela voulait dire, Ramène Ta Tronche ? Rentre Ton Tricot ? Raconte Ta Thérapie ? Bien entendu aucun oreiller ne semblait être d’accord sur le sens à donner à ces mots. D’ailleurs ils n’arrivaient pas plus à se mettre d’accord sur les moyens de paiement de leur salaire.
Ils avaient nombre de revendications mais refusaient absolument d’en discuter le contenu. Ce furent des journées lumineuses pour les dessinateurs, en cela que s’ils avaient déserté l’hôtel et trouvaient refuge en tout autre endroit de la ville sans pourtant réussir à trouver le sommeil. Les oreillers voulaient être écoutés à tout prix. Ils s’organisèrent en petits gangs et partirent à la conquête de la ville. Sitôt qu’ils trouvaient un dessinateur endormi ils se mettaient à crier haut et fort. Ils étaient indispensables et voulaient qu’on le sache.
Seulement les Dessinateurs ne purent pas supporter longtemps les assauts vengeurs des oreillers. Quand leurs cernes furent plus profondes que les tranchées de Verdun, ils décidèrent qu’il était temps de se dresser contre la tyrannie de ces sacs de plumes. La résistance était née.
J’ai assisté à la bataille du sommeil et je peux vous dire que ce n’était pas beau, ci et là des oreillers en feu jouxtaient leurs assaillants tout aussi roussis. Les lances-flammes en étaient à leur début et un sur deux vous pétait dans les doigts. Les deux camps furent dévastés, les Cyantifiques les plus alarmistes prédirent la fin de l’Esquisse devant la montée en puissance des armements de chaque camp.
Nous vivions dans la peur constante, veillons tour à tour sur le sommeil, et les vies, de nos camarades. Les oreillers aussi n’en menaient pas large. Le terme « bataille de polochons » fut désormais employé pour désigner toutes les escarmouches qui nous opposaient. Elles étaient nombreuses. Certains quittèrent la ville, mais je n’arrivais pas à m’y résoudre. Après mes déboires dans le Labyrinthe, j’avais bien moins peur d’être réveillée que dévorée par du viverre.
J’étais personnellement épuisée, ayant sauté plusieurs huis. Aussi alors que je déambulais hagarde dans les rues je rentrais dans un homme, le renversant. Il fit tomber sa pipe qui se brisa sur le sol. Il ne m’en tint pas rigueur. Le vieil Oncle, ce n’était pas réellement mon oncle vous vous en doutez, mais il se présenta ainsi : « je suis Oncle ! » J’avoue que j’étais dans un tel état de fatigue que je n’ai même pas trouvé ça louche. Je m’égare. Le vieil Oncle me demanda ce qui n’allait pas en voyant mes étoiles éteintes ; quand j’eus fini de lui raconter mes déboires avec les oreillers je m’étonnais de ne point le voir voyager avec des valises sous les yeux. Il rit. « Mon enfant, me dit-il alors que vous vous en doutez je n’étais pas plus son enfant que sa nièce, je vais te léguer un conseil qui vaut son pesant d’or. Les oreillers ne demandent comme salaire qu’un remerciement et le récit de tes rêves. » Croyez-le ou non, il avait raison, et quand j’eus transmis son héritage, la guerre prit fin.
Je me suis retrouvée immensément riche d’heures de sommeil, ce qui a bien y réfléchir avaient plus de valeur dans l’Esquisse que tout l’or du monde…
En espérant que mon récit vous ait plu, je vous souhaite à tous de faire de beaux rêves, et n’oubliez pas de traiter vos oreillers avec gentillesse, car maintenant qu’ils connaissent l’art de la guerre, ils pourraient rouvrir les hostilités à tout moment…
Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous.
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