Pythagore •• Il reviendra

Description

Pythagore a toujours été le second. Bien avant Esquisse, il était déjà aux yeux de tous juste «le frère de Thalès» ou «le petit dernier».  Il était perçu comme un garçon gentillet, plein de bonne volonté mais un peu maladroit : un gamin plutôt quelconque en somme... C’était le camarade de classe dont on oublie toujours le nom tant il se fond dans la masse. Lui-même n’a-t-il pas oublié la manière dont on le nommait en arrivant dans l’Esquisse ? Caractère plutôt discret, physique banal, notes dans la moyenne, il lui manquait ce quelque chose qui nous démarque des autres, qui fait que nous sommes nous-même et personne d’autre.

Le jeune homme n’a pourtant jamais prêté attention à cela. Il aurait pu avoir une originalité proche du néant, cela n’avait pas d’importance car son frère était là pour ré-équilibrer la balance. Thalès se distinguait en effet autant qu’on l’ignorait. Élève brillant, il était passionné par les sciences et avait une certaine popularité. C’était plus qu’un frère, plus qu’un ami et plus qu’un modèle. Thalès, c’était tout cela à la fois pour Pythagore. Thalès était son univers. Et qu’importe le reste, le simple fait d’être à ses côtés suffisait à son bonheur. Il ne voulait pas lui ressembler. Atteindre l’idéal que représentait pour lui Thalès était bien au-dessus de ses capacités ! Non, il voulait juste le suivre. Il était son ombre qui l’accompagnait partout, l’obscurité qui faisait ressortir sa lumière.

C’est ainsi que lorsque que Thalès s’est lancé dans la voie de la médecine, Pythagore a fait de même sans se poser de question. Cela relevait pour lui de l’évidence : si son frère voulait être médecin, alors il le serait aussi. Là encore, même s'il était très intéressé, il n’était pas spécialement doué. Il faisait des efforts pour suivre le rythme mais il arrivait tout juste à ne pas décrocher. Il jouait son rôle de faire-valoir de Thalès, comme toujours. Pythagore appréciait pourtant les sciences et était passionné par le fonctionnement du  corps humain. Il avait envie de se rendre utile mais malheureusement, il lui manquait des facilités et du talent.

Puis il y a eu l’Esquisse. Au début, c’était juste perturbant. Un monde différent, des normes différentes, une logique différente et des souvenirs oubliés. Pour Pythagore, c’était peu important d’être ici ou là tant que Thalès était à ses côtés. Mais son frère voulait rentrer, alors il a aussi voulu rentrer avec lui. Ils ont cherché, expérimenté, tenté encore et encore de partir mais rien n’y faisait : ils étaient condamnés à demeurer dans l’Esquisse. Leur mémoire les trahissaient. Leurs propres noms avaient sombré dans l’oubli. Ils se sont donc renommés sur un coup de tête : Pythagore et Thalès. C’est Thalès qui s’est appelé ainsi et Pythagore a suivi par un autre mathématicien. Il aimait cette idée de reflet, le fait qu’on puisse tout de suite les associer.

Le temps a passé lentement. Les deux frères ont exploré l’Esquisse. Ils ont vu des gens, de la douleur, de la peine et de la folie. Tant de personnes blessées physiquement et mentalement par ce monde cruel... Heureusement que Thalès était là ! Ils ont tous les deux contribué à les soulager, les apaiser, les aider. Ils se sont installés dans un vieil hôpital et ont rendu service à toutes ces âmes perdues dans l’immensité de l’Esquisse. Son frère savait trouver les paroles justes qui rassuraient, le remède efficace qui rendait la santé et le conseil avisé qui sauvait.

Pythagore était là pour l’épauler, il faisait de son mieux. Mais ce mieux était dérisoire en comparaison du génie de Thalès. Il lui arrivait souvent de se tromper dans les indications de son frère, de faire tout de travers. Il faisait vomir des arc-en-ciels à des patients qui se plaignait de migraines et brisait accidentellement les fioles avec lesquelles Thalès prenait tant de précautions... Ce dernier était toujours là pour tout réparer derrière lui, pour tout arranger. Pythagore souffrait en silence de son infériorité. Son frère méritait bien mieux que lui pour l’assister...

A quel moment a-t-il senti que quelque chose avait changé ? Quand le regard de son frère est-il devenu différent ? Pythagore fermait les yeux sur tous ses actes, mais il se doutait bien que quelque chose clochait. Mais Thalès était Thalès. Ce qu’il faisait ne pouvait être si mauvais... Si le nombre de morts augmentait dans l’hôpital, c’était parce qu’ils traversaient une mauvaise période et que l’Esquisse était devenue plus dangereuse. Si leurs patients hurlaient après avoir pris les médicaments de son frère, c’étaient parce qu’ils avaient un goût un peu amer. Et si le médecin avait amputé tous les membres d’un jeune homme qui venait pour un rhume, c’est que la maladie devait être plus grave que ce qu’il pensait. Il devait y avoir des explications rationnelles. Il n’en était pas possible autrement... Thalès n’a jamais été fou et n’a jamais été un psychopathe. Pourquoi le serait-il devenu ? Tout va bien.

Tout n’allait pas si bien... Les disputes entre les deux frères devenaient de plus en plus fréquentes. Et un jour Thalès est parti, seul. Le monde de Pythagore s’écroulait une seconde fois. Il quitta à son tour l’hôpital qui les avaient abrités.

Le jeune Pythagore a dû tracer son chemin sans que personne ne le guide. Il a pris en maturité et semble plus libre depuis que son frère est parti, mais il ne l’admettra jamais. Il est aujourd’hui médecin dans l’Esquisse et il fait de son mieux, ce qui n’est pas grand chose. Il cherche désespérément son frère, étant convaincu que celui-ci a toujours bon fond et finira par revenir auprès de lui. Il sait qu’il a rejoint les cyantifiques, mais il s'agit forcément d'un complot orchestré par ces derniers. La science de Thalès n'est pas une cyance ! C'est impossible qu'il agisse de son plein gré...

La plus longue nuit a été un cauchemar tel qu’il n’arrive pas à trouver les mots pour le décrire. Il a été le témoin d’un pur carnage, et il n’y a rien de plus terrifiant pour un médecin que de voir tous ces blessés en restant impuissant. Il a tenté de sauver des vies, il n’a réussi qu’à mettre en danger la sienne. Un longue balafre le long de sa jambe témoigne encore de son «héroïsme» ridicule. Il n’a rien pu faire. Juste attendre que tout s’arrête en priant pour que Thalès et les autres aillent bien.

Le jour suivant s'installa doucement dans l’Esquisse. Pythagore pu contempler l’ampleur de la catastrophe. Il était horrifié, horrifié par la cruauté de ce monde qui lui avait pris tout ce qu’il avait : son frère. Il entendit parler d’une base militaire servant de refuge aux dessinateurs survivants, il ne s’y rendit pas. Il cherchait toujours Thalès... S’il était en vie.